Sauf que.
La patronne ayant plus de ronds que d’utilité véritable au
sein de son entreprise, elle se spécialise dans le micro-management. Pour l’anecdote,
je ne connaissais même pas le terme avant ce taf. Naïvement, je classais ça
dans la catégorie générale casse-couillisme, sans plus. Mais non, y a un vrai
mot, et tout ! Bref, madame C’est-Moi-Le-Boss SAIT comment tout faire. D’ailleurs,
elle va me montrer.
Quand on est assistante de direction, normalement, une fois
qu’on a pigé comment fonctionne cette boîte en particulier, y a plus qu’à
rouler. Comme on dit aujourd’hui pour faire chic, j’étais l’interface
client-patron : je me tape les enquiquineurs en tous genres et les boulots
chiants, je tamise un bon coup et je case les quelques pépites restantes dans
le panier des Grands Patrons.
Et comme toutes les assistantes de dir je suis chargée,
notamment, de répondre par mail aux clients lorsqu’ils ont des questions. La
première semaine, velours. Je résous les emmerdements du quotidien, tout va
bien. Jour 8, j’ai un doute sur un truc et vais demander conseil à Mme CMLB
dont le bureau se trouve tout pile dans mon dos.
« Ah mais vous passez des mails ?! »
(Non connasse, quand t’entends tapoter sur le clavier, c’est
moi qui m’entraîne pour jouer Chopin à l’Auditorium.) « Euh, ben oui.
- Attendez, montrez-moi.
- Vous montrer les mails ? Euh… d’accord. »
Devant une série de clients qui attendent, Mme CMLB
entreprend donc de m’enseigner comment écrire un mail. Dans ce cas précis, il s’agit
d’un mail de 3 lignes pour dire rendez-vous jeudi à 8h.
Et notre championne est partie. Alors ici faut pas mettre
ci, faut mettre ça, il ne faut pas dire *déplacer* un cours mais *reporter* un
cours, il faut rajouter bonne journée à la fin parce que c’est plus sympa que
cordialement, dites qu’il est reporté au jeudi 12 juillet 2010 parce que si vous ne mettez pas l’année ils pourraient
confondre, mettez tout le message en majuscules c’est hyper-important (non
chérie, ça fait juste hystérique), là il faut absolument mettre en gras ET
souligné, ah et puis là il manque une virgule.
À la mention de la virgule, je ne dis rien mais j’ai le
sourcil gauche qui se lève un peu. C’est vrai, toi qui ne peux pas taper trois
mots sans faire une faute d’orthographe, vas-y, fais-moi rêver, explique-moi
où on doit mettre des virgules ou pas. Client Du Mardi Matin, debout en face de
moi en train d’attendre, voit ma tronche et sourit en douce. Je remballe illico
mon sourcil fou parce que la baston avec les patrons, ça ne doit pas se voir à
l’extérieur.
Une fois qu’elle a terminé son humiliation publique de type
excusez-la-jeune-elle-ne-sait-pas-écrire, Mme CMLB s’empresse d’aller
accueillir ses clients avec force courbettes et faux enthousiasme et en
profite, la fourbasse, pour glisser que je débute, voyez, faut qu’elle m’explique.
En clair : c’est une nullache horrible, heureusement que je suis là.
Bah, on a tous nos mauvais jours ; je rentre chez ouame
le soir en pensant qu’elle a sûrement passé une mauvaise nuit la veille et que
demain, ça ira mieux. Clôture, on passe à autre chose. Ce qui illustre
parfaitement mon invraisemblable naïveté.
Le lendemain matin, Mme CMLB est là à l’ouverture alors qu’habituellement,
elle n’arrive que trois ou quatre heures après (elle n’est pas du matin). Elle
me chope direct à la porte d’entrée :
« Vous allez me mettre en copie de tous les mails, à
partir de maintenant. Et jusqu’à la fin de la semaine, je les écrirai avec
vous. »
Ah ben super. Donc pour résumer, j’ai du taf jusqu’au faux
plafond mais je vais perdre une heure par jour à ça. Très bien… Notez, elle a
sûrement raison. Vous savez, ces intérimaires, c’est pas fiable : dès qu’on
tourne le dos, ils écrivent « nique sa mère » à tous les PDG de France.
Heureusement qu’elle est là pour y mettre bon ordre.
Bien entendu, « jusqu’à la fin de la semaine » s’est
transformé en « jusqu’à la fin de votre contrat ». Si elle avait parlé
quatre octaves plus bas, je suis certaine qu’elle aurait même dit « JUSQU’À
LA FIN DE TA MISÉRABLE VIE DE DAMNÉE, JUSQU’AUX PORTES DE L’ENFER, JUSQU’À LA
GÉHENNE AND BEYOND, MOUAAAAHAHAHAHA ! »
Elle a bien tenté, pendant une semaine, d’arrêter de me
relire. « Ne m’envoyez plus les mails en copie, j’ai beaucoup trop de
travail pour tout relire, enfin ! ». J’arrête donc. Puis je découvre
que le soir, après mon départ, elle va dans la boîte mail de l’entreprise,
imprime tous les messages que j’ai envoyés, les relit et les annote ¹. Au bout de
cinq jours ouvrés à ce rythme-là, elle réclame à nouveau d’être mise en copie.
Durant les quatre mois suivants, j’allais retrouver tous les
matins des petits mots sur mon bureau avec des précisions de type place de la
virgule, écrits au marqueur indélébile ou au surligneur fluo et systématiquement
ponctués de gros panneaux ATTENTION. De quoi commencer la journée dans la
meilleure humeur possible, pensez donc.
Ensuite est arrivée la période tenez-moi au courant.
« Vous avez fait
Y ? » Euh non, vous m’avez demandé de faire X avant. « Faites Y tout de suite après, hein ? ».
Quinze minutes s’écoulent. « Vous avez fait Z ? »
Ben, je viens de finir X et j’ai attaqué Y, là. Et comme ça prend une bonne
heure à faire… « Vous faites Z tout de suite après, hein ? »
Puis, toutes les dix minutes : « Vous avez terminé
Y ? Parce que Z c’est urgent. » C’est pas urgent du tout, c’est pour
dans deux semaines…
Vous voulez que j’arrête Y pour commencer Z ? « Non
non, finissez. » Cinq minutes de répit, puis : « Donnez-moi Z,
je vais m’en occuper, sinon on s’en sortira pas. »
Le tout devant les clients, sinon c’est pas marrant.
Moi, pro avant tout : « Un instant monsieur s’il
vous plaît. » Je le mets en attente et réponds que c’est Client Qui Change
Les Rendez-Vous Chaque Semaine. « Il veut quoi ?
- Il veut déplacer son rendez-vous de lundi. Je suis en
train de regarder qui est disponible pour le recevoir un autre jour.
- Ouh là là, attendez, passez-le-moi. Je vais m’en occuper. »
Je reprends la ligne, explique au gars que je vais lui
passer la patronne pour qu’il s’arrange avec elle. Je passe la communication
bien sagement et on entend Mme CMLB, au téléphone, qui explique trèèèèèès fort au
client que je suis la nouvelle (ouais. Euh, ça fait un mois que je suis là et
je fais des modifs de rendez-vous quatre fois par jour, hein.) et qu’elle va se
charger de tout.
Client Du Mardi Matin est en face. Je contrôle mon sourcil,
cette fois, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un petit sourire en coin.
Jour 27 et suivants : « Quand vous faites quelque
chose, vous me tenez au courant, surtout. Vous me faites des petits rapports le
matin pour ce que vous faites entre 7 et 11h, c’est important. » Et pas du
tout chronophage, c’est sûr. Résultat : à partir de là, tous les
après-midi, c’est la fête à mon boule, façon Voyons Tout Ce Que Vous Avez Mal
Fait Ce Matin. Il y a toujours quelque chose.
Jour 41 : un gros client nous envoie 60 nouveaux
contrats. Comme toujours, je crée des nouveaux dossiers, imprime mes 60 résumés
de dossier puis les laisse à la patronne qui veut bien entendu les vérifier. Dix
minutes avant que je ne plie les gaules pour partir vers mon sympathique destin
vernaculaire (= rosé en terrasse avec les copines), elle débarque derrière moi :
« Là c’est pas bon. Sur les résumés, vous avez surligné
le nom du client en orange.- Tout à fait, je me suis basée sur les dossiers existants, sur lesquels le nom du client est surligné.
- Oui, mais il faut surligner en jaune. »
Voyant mon air ahuri, elle croit indispensable de compléter
l’info par « Le jaune, c’est plus visuel. »
Stoïque, j’encaisse sans broncher. Toutefois, elle me tend
les résumés avec un air de dire « genre tu le fais tout de suite, genre ».
Je regarde ostensiblement l’horloge et demande très gentiment s’il vaut mieux
que je le fasse tout de suite ou si cela peut attendre le lendemain matin. Je
sais pertinemment que ça peut attendre encore une bonne semaine mais je fais la
bête. Elle soupire extrêmement bruyamment. « J’aurais préféré ce soir. Pourquoi, vous avez un rendez-vous, quelque chose ?
- Oui, mens-je effrontément.
- Où ?
- Chez le dentiste. » De quoi je me mêle, oh ? Je
fais déjà des heures sup’ le matin et à midi gratos, tu ne vas pas me gonfler
pour le soir alors qu’il n’y a rien d’urgent, si ?
« Ah bon… Pfff. Bon, ben demain matin, alors. »
Le lendemain matin, sans faute, je réimprime mes 50 pages et
surligne EN JAUNE. Merci Mme CMLB, la forêt te remercie pour ce gaspillage de
papier tout à fait primordial. Si un jour tu te fais agresser sauvagement par un épicéa en colère, faudra pas venir chougner.
De couleur de surligneur en virgules mal placées, de signatures
automatiques réécrites en filtrage des appels surveillé (il faut dire que le
responsable des achats est Monsieur Papillon. C’est très important.), de
consignes concernant son labrador aux conseils vestimentaires, je passe donc
quatre mois sous très haute surveillance.
Trois jours avant mon départ, un mardi matin, j’arrive comme
d’habitude la première et entreprends le processus d’ouverture de la boîte (allumer
les lumières, démarrer mon PC, ouvrir les volets, lancer la cafetière, décacheter
et trier le courrier). Client Du Mardi Matin est cher en avance, Mme CMLB
aussi. Elle commence sur les chapeaux de roues.
« Vous avez ouvert les volets avant ou après avoir fait
le café, ce matin ?- J’ai ouvert les stores de devant, démarré la cafetière puis ouvert le store du fond.
- Mais pourquoi ?
- Ben, la cafetière est au milieu, je passe devant…
- Ah non, ça c’est pas possible. Depuis le temps, vous auriez dû vous rendre compte qu’il faut ouvrir les stores en tout premier ! C’est impératif ! »
Mince, et moi qui ai perdu quatre millisecondes à appuyer
sur le bouton de la machine à caoua entre deux stores, dis donc. Faut-il que je
manque de professionnalisme.
À présent rodée à ce genre de débilités, je conserve une
contenance à la Musée Grévin, pas un début de sourcilite, pas un soupir, rien. « Pas
de problème », réponds-je avec douceur, « c’est noté ».
Client Du Mardi Matin s’approche de mon bureau. Il attend
que Mme CMLB parte faire une tournée d’inspection des lumières dans les salles
du fond puis me glisse : « J’ai eu un boss comme ça, une fois. Tenez
bon, c’est votre dernière semaine. »