lundi 3 septembre 2012

La complainte de la micro-managée

Été 2010. Je fais un remplacement de congé mat’ dans une petite boîte sympa : couple de patrons (alors ça, conseil d’amie, fuyez. Testé plusieurs fois, catastrophe assurée à chaque coup.), personnel intégralement anglophone qui me permettait de me la racler avec mon angliche, poste bien multitâche comme j’aime, bref, du bonheur.

Sauf que.
La patronne ayant plus de ronds que d’utilité véritable au sein de son entreprise, elle se spécialise dans le micro-management. Pour l’anecdote, je ne connaissais même pas le terme avant ce taf. Naïvement, je classais ça dans la catégorie générale casse-couillisme, sans plus. Mais non, y a un vrai mot, et tout ! Bref, madame C’est-Moi-Le-Boss SAIT comment tout faire. D’ailleurs, elle va me montrer.
Quand on est assistante de direction, normalement, une fois qu’on a pigé comment fonctionne cette boîte en particulier, y a plus qu’à rouler. Comme on dit aujourd’hui pour faire chic, j’étais l’interface client-patron : je me tape les enquiquineurs en tous genres et les boulots chiants, je tamise un bon coup et je case les quelques pépites restantes dans le panier des Grands Patrons.
Et comme toutes les assistantes de dir je suis chargée, notamment, de répondre par mail aux clients lorsqu’ils ont des questions. La première semaine, velours. Je résous les emmerdements du quotidien, tout va bien. Jour 8, j’ai un doute sur un truc et vais demander conseil à Mme CMLB dont le bureau se trouve tout pile dans mon dos.
« Ah mais vous passez des mails ?! »
(Non connasse, quand t’entends tapoter sur le clavier, c’est moi qui m’entraîne pour jouer Chopin à l’Auditorium.) « Euh, ben oui.
- Attendez, montrez-moi. 
- Vous montrer les mails ? Euh… d’accord. »
Devant une série de clients qui attendent, Mme CMLB entreprend donc de m’enseigner comment écrire un mail. Dans ce cas précis, il s’agit d’un mail de 3 lignes pour dire rendez-vous jeudi à 8h.
Et notre championne est partie. Alors ici faut pas mettre ci, faut mettre ça, il ne faut pas dire *déplacer* un cours mais *reporter* un cours, il faut rajouter bonne journée à la fin parce que c’est plus sympa que cordialement, dites qu’il est reporté au jeudi 12 juillet 2010 parce que si vous ne mettez pas l’année ils pourraient confondre, mettez tout le message en majuscules c’est hyper-important (non chérie, ça fait juste hystérique), là il faut absolument mettre en gras ET souligné, ah et puis là il manque une virgule.
À la mention de la virgule, je ne dis rien mais j’ai le sourcil gauche qui se lève un peu. C’est vrai, toi qui ne peux pas taper trois mots sans faire une faute d’orthographe, vas-y, fais-moi rêver, explique-moi où on doit mettre des virgules ou pas. Client Du Mardi Matin, debout en face de moi en train d’attendre, voit ma tronche et sourit en douce. Je remballe illico mon sourcil fou parce que la baston avec les patrons, ça ne doit pas se voir à l’extérieur.
Une fois qu’elle a terminé son humiliation publique de type excusez-la-jeune-elle-ne-sait-pas-écrire, Mme CMLB s’empresse d’aller accueillir ses clients avec force courbettes et faux enthousiasme et en profite, la fourbasse, pour glisser que je débute, voyez, faut qu’elle m’explique. En clair : c’est une nullache horrible, heureusement que je suis là.
Bah, on a tous nos mauvais jours ; je rentre chez ouame le soir en pensant qu’elle a sûrement passé une mauvaise nuit la veille et que demain, ça ira mieux. Clôture, on passe à autre chose. Ce qui illustre parfaitement mon invraisemblable naïveté.

Le lendemain matin, Mme CMLB est là à l’ouverture alors qu’habituellement, elle n’arrive que trois ou quatre heures après (elle n’est pas du matin). Elle me chope direct à la porte d’entrée :
« Vous allez me mettre en copie de tous les mails, à partir de maintenant. Et jusqu’à la fin de la semaine, je les écrirai avec vous. »
Ah ben super. Donc pour résumer, j’ai du taf jusqu’au faux plafond mais je vais perdre une heure par jour à ça. Très bien… Notez, elle a sûrement raison. Vous savez, ces intérimaires, c’est pas fiable : dès qu’on tourne le dos, ils écrivent « nique sa mère » à tous les PDG de France. Heureusement qu’elle est là pour y mettre bon ordre.
 
Bien entendu, « jusqu’à la fin de la semaine » s’est transformé en « jusqu’à la fin de votre contrat ». Si elle avait parlé quatre octaves plus bas, je suis certaine qu’elle aurait même dit « JUSQU’À LA FIN DE TA MISÉRABLE VIE DE DAMNÉE, JUSQU’AUX PORTES DE L’ENFER, JUSQU’À LA GÉHENNE AND BEYOND, MOUAAAAHAHAHAHA ! »

Elle a bien tenté, pendant une semaine, d’arrêter de me relire. « Ne m’envoyez plus les mails en copie, j’ai beaucoup trop de travail pour tout relire, enfin ! ». J’arrête donc. Puis je découvre que le soir, après mon départ, elle va dans la boîte mail de l’entreprise, imprime tous les messages que j’ai envoyés, les relit et les annote ¹. Au bout de cinq jours ouvrés à ce rythme-là, elle réclame à nouveau d’être mise en copie.
Durant les quatre mois suivants, j’allais retrouver tous les matins des petits mots sur mon bureau avec des précisions de type place de la virgule, écrits au marqueur indélébile ou au surligneur fluo et systématiquement ponctués de gros panneaux ATTENTION. De quoi commencer la journée dans la meilleure humeur possible, pensez donc.


Ensuite est arrivée la période tenez-moi au courant.
 « Vous avez fait Y ? » Euh non, vous m’avez demandé de faire X avant.  « Faites Y tout de suite après, hein ? ».
Quinze minutes s’écoulent. « Vous avez fait Z ? » Ben, je viens de finir X et j’ai attaqué Y, là. Et comme ça prend une bonne heure à faire… « Vous faites Z tout de suite après, hein ? »
Puis, toutes les dix minutes : « Vous avez terminé Y ? Parce que Z c’est urgent. » C’est pas urgent du tout, c’est pour dans deux semaines…
Vous voulez que j’arrête Y pour commencer Z ? « Non non, finissez. » Cinq minutes de répit, puis : « Donnez-moi Z, je vais m’en occuper, sinon on s’en sortira pas. »
Le tout devant les clients, sinon c’est pas marrant.

 
Jour 23 : je suis au téléphone avec un client. La patronne m’entend. Elle braille juste derrière mon casque et en mode paniqué : « Qui est-ce ?! »

Moi, pro avant tout : « Un instant monsieur s’il vous plaît. » Je le mets en attente et réponds que c’est Client Qui Change Les Rendez-Vous Chaque Semaine. « Il veut quoi ?
- Il veut déplacer son rendez-vous de lundi. Je suis en train de regarder qui est disponible pour le recevoir un autre jour.
- Ouh là là, attendez, passez-le-moi. Je vais m’en occuper. »

Je reprends la ligne, explique au gars que je vais lui passer la patronne pour qu’il s’arrange avec elle. Je passe la communication bien sagement et on entend Mme CMLB, au téléphone, qui explique trèèèèèès fort au client que je suis la nouvelle (ouais. Euh, ça fait un mois que je suis là et je fais des modifs de rendez-vous quatre fois par jour, hein.) et qu’elle va se charger de tout.
Client Du Mardi Matin est en face. Je contrôle mon sourcil, cette fois, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un petit sourire en coin.


Jour 27 et suivants : « Quand vous faites quelque chose, vous me tenez au courant, surtout. Vous me faites des petits rapports le matin pour ce que vous faites entre 7 et 11h, c’est important. » Et pas du tout chronophage, c’est sûr. Résultat : à partir de là, tous les après-midi, c’est la fête à mon boule, façon Voyons Tout Ce Que Vous Avez Mal Fait Ce Matin. Il y a toujours quelque chose.

Jour 41 : un gros client nous envoie 60 nouveaux contrats. Comme toujours, je crée des nouveaux dossiers, imprime mes 60 résumés de dossier puis les laisse à la patronne qui veut bien entendu les vérifier. Dix minutes avant que je ne plie les gaules pour partir vers mon sympathique destin vernaculaire (= rosé en terrasse avec les copines), elle débarque derrière moi :
« Là c’est pas bon. Sur les résumés, vous avez surligné le nom du client en orange.
- Tout à fait, je me suis basée sur les dossiers existants, sur lesquels le nom du client est surligné.
- Oui, mais il faut surligner en jaune. »
Voyant mon air ahuri, elle croit indispensable de compléter l’info par « Le jaune, c’est plus visuel. »
Stoïque, j’encaisse sans broncher. Toutefois, elle me tend les résumés avec un air de dire « genre tu le fais tout de suite, genre ». Je regarde ostensiblement l’horloge et demande très gentiment s’il vaut mieux que je le fasse tout de suite ou si cela peut attendre le lendemain matin. Je sais pertinemment que ça peut attendre encore une bonne semaine mais je fais la bête.

Elle soupire extrêmement bruyamment. « J’aurais préféré ce soir. Pourquoi, vous avez un rendez-vous, quelque chose ? 

- Oui, mens-je effrontément.
- Où ?
- Chez le dentiste. » De quoi je me mêle, oh ? Je fais déjà des heures sup’ le matin et à midi gratos, tu ne vas pas me gonfler pour le soir alors qu’il n’y a rien d’urgent, si ?
« Ah bon… Pfff. Bon, ben demain matin, alors. »

Le lendemain matin, sans faute, je réimprime mes 50 pages et surligne EN JAUNE. Merci Mme CMLB, la forêt te remercie pour ce gaspillage de papier tout à fait primordial. Si un jour tu te fais agresser sauvagement par un épicéa en colère, faudra pas venir chougner.

 

De couleur de surligneur en virgules mal placées, de signatures automatiques réécrites en filtrage des appels surveillé (il faut dire que le responsable des achats est Monsieur Papillon. C’est très important.), de consignes concernant son labrador aux conseils vestimentaires, je passe donc quatre mois sous très haute surveillance.  

 

Trois jours avant mon départ, un mardi matin, j’arrive comme d’habitude la première et entreprends le processus d’ouverture de la boîte (allumer les lumières, démarrer mon PC, ouvrir les volets, lancer la cafetière, décacheter et trier le courrier). Client Du Mardi Matin est cher en avance, Mme CMLB aussi. Elle commence sur les chapeaux de roues.
« Vous avez ouvert les volets avant ou après avoir fait le café, ce matin ?
- J’ai ouvert les stores de devant, démarré la cafetière puis ouvert le store du fond.
- Mais pourquoi ?
- Ben, la cafetière est au milieu, je passe devant…
- Ah non, ça c’est pas possible. Depuis le temps, vous auriez dû vous rendre compte qu’il faut ouvrir les stores en tout premier ! C’est impératif ! »

Mince, et moi qui ai perdu quatre millisecondes à appuyer sur le bouton de la machine à caoua entre deux stores, dis donc. Faut-il que je manque de professionnalisme.
À présent rodée à ce genre de débilités, je conserve une contenance à la Musée Grévin, pas un début de sourcilite, pas un soupir, rien. « Pas de problème », réponds-je avec douceur, « c’est noté ».

Client Du Mardi Matin s’approche de mon bureau. Il attend que Mme CMLB parte faire une tournée d’inspection des lumières dans les salles du fond puis me glisse : « J’ai eu un boss comme ça, une fois. Tenez bon, c’est votre dernière semaine. »

Eh ben vous savez quoi ? J’ai failli lui faire un bisou.



 

¹ EDIT du 13/11/2013 : en fouillant les dossiers de mon ancien téléphone, je retrouve une pièce à conviction : l'un de ces fameux mails récupérés dans les messages envoyés, imprimés, annotés et semés sur mon bureau :