mercredi 6 mars 2013

... des artisanes.


« Han, mais t’as trop de bol de bosser à ton compte ! En plus tu bosses chez toi, la chance… C’est trop super de pas avoir de patron et de pouvoir faire tout ce que tu veux ! »

Tout ce que je veux ?
C’est une blague ?

Déjà, il y a les clients.
Ils veulent ne payer que le salaire horaire d’un ouvrier mineur thaïlandais, pour un contrat qui prend six mois de boulot. D’ailleurs, ils le veulent pour dans une heure. Et ne paieront qu’en 2084. « Tarif d’urgence ? Pourquoi je vous paierais un tarif d’urgence ? C’est pour dans une semaine, ce n’est pas de l’urgence ! » Ben oui, grand gadin, sauf que ça prend 10 jours à faire, ce qui signifie que je vais devoir mettre un frein à tous mes autres contrats en cours et bosser le jour, la nuit et même pendant mes pauses-pipi.
Ne riez pas : vous avez déjà essayé de noter des idées à l’eye-liner sur un rouleau de Lotus, ou de faire tenir un PC portable en équilibre sur une litière pour chats ?

Tout ça pourquoi ? Parce que mon client le veut.

Ensuite, il y a le plus grand monstre de tous les temps.
Il est infiniment lent, très très méchant et incroyablement vorace : le redoutable Papelarosaurus Chronophagus. Entre les déclarations innombrables à divers organismes d’État, le bilan, la gestion, le suivi des dossiers, les sauvegardes multiples (la faute à une paranoïa aigue, elle-même causée par un matériel traître et enclin à la digestion de fichiers inopinée), la douloureuse déclaration de revenus… Vous voyez votre déclaration d’impôts, qui vous prend la tête tous les ans pendant des plombes ? Ben des papelards comme ça, j’en ai quatre à faire.
Par mois.
Sans compter les déclarations là-comme-ça-poupouf sorties de nulle part.
Plus de cinquante par an, que je m’en tape.

Tout ça pourquoi ? Parce que l’État le veut.

Enfin, il y a les gens.
Les amis qui débaroulent à l’improviste : « J’me suis dit, je passais dans le coin et puis vu que tu es à la maison… ». (je BOSSE !)
La moitié qui rouspète : « Quoi ? T’as pas fait la lessive ? M’enfin, tu es là tout la journée ! » (Je suis là, certes, mais je BOSSE !). Ou qui met de la zik à fond de balle, sans casque, dans la pièce juste à côté. « Ah, ça fait du bien d’être à la maison, je peux enfin me faire un peu de musique ! » (bordel mais y a pas moyen d’avoir un peu de calme ? Au cas où personne n’aurait remarqué, je BOSSE !)
Les télépros qui bloquent la ligne, oui-je-sais-ils-ne-font-que-leur-boulot-mais-tudieu-ils-font-schmire : « Bonjour madame, êtes-vous imposable ? » « J’aimerais bien le savoir, mais pour ça faudrait que j’arrive à terminer ma déclaration sans être interrompue, bon dieu de bois ! » (parce que là, l’air de rien, je BOSSE !)
Les potes, qui demandent des prestations gratos : « Puisque c’est ton boulot, tu voudrais pas me rendre un petit service vite fait ? » (Si, mais je facture, parce que pour pouvoir bouffer il faut que je BOSSE !)

Tout ça pourquoi ? Parce que les gens le veulent.

Sans compter qu’après le vrai boulot, il faut encore se farcir :

-          la partie commerciale / marketing / plaquettes / démarchage pour tenter d’accrocher le chaland et rentrer trois sous (parce que mon banquier le veut),
-          les séminaires / conférences / pince-fesses, payants bien sûr, pour se maintenir à jour (parce que ma conscience professionnelle le veut),
-          la relance des clients qui ne paient pas (parce que ma comptabilité le veut),
-          le dépannage de confrères en urgence (parce que ma solidarité professionnelle le veut),
-          le travail au milieu de la nuit pour s’accorder avec les clients à l’autre bout du monde (parce que le décalage horaire le veut),
-          les négociations tarifaires avec des ahuris étroniformes, cadres d’entreprises moult-milliardaires, qui rechignent à payer 50 € un taf qui en vaut pourtant bien 500 (parce que mon carnet de commandes le veut)…

Alors, soyons francs : si on m’avait demandé ce que je voulais, à l’époque bénie où j’ai cru pouvoir survivre à tout ça, j’aurais probablement répondu : « ce que je veux, c’est qu’on me lâche la grappe et qu’on ne parle plus de chance ! ».